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Les Furtifs, Alain Damasio [CRITIQUE]

by Julien
Les Furtifs Damasio

Le dernier roman d’Alain Damasio est la grosse claque littéraire que je me suis prise en ce début d’année 2023. Le roman est sorti en 2019, mais je n’avais pas eu l’occasion de le lire avant. J’ai découvert Alain Damasio très récemment avec une nouvelle, Scarlett et Novak dont je vous parlais ici, et lorsque mon ami Michel m’a mis Les Furtifs entre les mains, j’ai sauté sur l’occasion de découvrir son univers. Je l’ai dévoré. À moins que ce ne soit le roman qui m’ait dévoré !

Les Furtifs, des créatures insaisissables

La France, dans un futur proche et dystopique, sert de cadre à ce roman d’anticipation passionnant. L’action se situe plus précisément en 2043 à Orange, ville du Vaucluse rachetée et privatisée par la société de télécommunication du même nom. Dans le même ordre d’évolution, Paris a été rachetée par LVMH, Lyon par Nestlé, etc. Dans ce monde ultra-connecté où le virtuel occupe plus de place que le réel et où toutes les expériences sont individualisées, il n’est plus possible d’échapper au traçage…

Ce qui me fascine personnellement, c’est la capacité qu’ont les gens d’aller chercher dans une demande sociale de la traçabilité, de la vouloir et la désirer. Elle permet que tout tourne autour de l’usager. Or c’est plus simple d’avoir un système qui s’articule autour de soi. J’essaie sur cette base de sortir d’une représentation binaire et manichéenne dans laquelle tu as toujours l’impression que tu as un ennemi extérieur alors que l’ennemi, c’est toi.

Alain Damasio

Dans ce monde ultrasécurisé, un couple est désemparé : leur petite fille de quatre ans a disparu. Alors qu’elle était dans leur appartement, sans qu’il n’y ait de trace d’effraction ni le moindre signe d’intrusion ou de fugue, Tishka s’est volatilisée pendant la nuit. Le couple formé par Sahar & Lorca Varèse explose : après deux ans de recherches, alors que Sahar pense qu’il est temps d’accepter la disparition de sa fille et de faire son deuil, Lorca garde espoir. Il a donc intégré une unité spéciale de l’armée : le Récif (Recherches, Études, Chasse et Investigations Furtives), un commando spécialisé dans la traque et la capture des furtifs, des créatures mystérieuses et insaisissables avec qui Lorca pense que Tishka s’est liée…

Jamais sans ma fille

La manière dont les deux parents abordent la disparition de leur fille est ce qui m’a le plus bouleversé dans ce roman. Les espoirs totalement fous que nourrit son père, mêlés aux souvenirs des quatre années d’amour absolu qui ont lié le parent à son enfant, contaminent viscéralement le lecteur. Impossible de ne pas s’attacher à ce couple, dont l’amour immense n’a pas résisté à la pire des tragédies… Lorca est un personnage qui impose au lecteur ses certitudes comme des évidences auxquelles on a envie de croire contre toute logique. On creuse avec lui le mystère des furtifs en gardant l’espoir qu’il puisse avoir raison, que des êtres invisibles et ultra rapides, qui échapperaient à toute forme de traçage (vidéo, photo, coup d’œil, enregistrement…) ça peut exister et ça permettrait d’expliquer l’inexplicable.

– Papaaa !
– N’aie pas peur ! C’est juste des doudous, tu sais …
– Papa !!
C’est fou la force de ce mot. C’est un coup de feu à bout portant avec une balle d’amour dans la bouche. Ça te dit que tu existes comme tu n’as jamais existé pour personne. C’est un appel qui happe le présent pur, il t’avale. Il t’oblige à être ici : ici même, hic. Tu ne sais pas ne pas y répondre, parce que voilà : tu es là, elle est là et son appel jette une passerelle vers toi que tu n’empruntes même pas : elle te traverse de part en part, elle te crée deux bras de plus, des jambes en mieux, un visage et une voix doubles. Un nous. Papa. C’est le premier mot qui sort un jour des lèvres de ton bébé et qui veut dire “lié”. Deux. Fonduensemble. Plus jamais seul.

Les Furtifs, Alain Damasio (p. 129)

Un récit à plusieurs voix

Lorca est le narrateur principal du roman. Mais Les Furtifs est un récit polyphonique, c’est-à-dire que plusieurs personnages deviennent tour à tour les narrateurs homodiégétiques de cette histoire. Le lecteur est donc confronté à 6 points de vue principaux au sein des chapitres, écrits dans des styles très variés qui imitent le « parler » de chaque personnage au moment où celui-ci raconte.

À part Lorca et Sahar – qui sont les deux personnages qui prennent le plus souvent la parole – le récit est partagé par les autres membres du Récif : Hernán Agüero (chef de l’unité militaire), Saskia Larsen (traqueuse phonique et ethnomusicologue), Nèr Arfet (traqueur optique) et Toni-Tout-fou (jeune graffeur qui gravite dans les communautés alternatives). Afin de se repérer dans les prises de parole, le texte a été imprimé dans une police spécialement créée pour le roman.

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Les personnages des Furtifs et leurs codes typographiques © Éditions la Volte

Il y a une langue furtive que j’ai appelé le « cryphe » : c’est une typographie particulière qui permet aux lettres d’en cacher d’autres. On a décidé d’utiliser la police Garamond avec un système de points, de parenthèses et de modifications. Elles sont très légères, comme une poussière au-dessus d’une lettre, ce qui permet de traduire les moments où les personnages passent en “furtivation”. Le point arrive sur un a ou un o ou le point du j disparaît par exemple. Les émotions fortes et les capacités récupérées chez les furtifs sont traduits et soutenus par la typographie, ce qui donne une dimension graphique qui n’est pas gratuite, je trouve. Elle vient soutenir la narration tout en restant très esthétique.

Alain Damasio

Une lecture dynamique au profit d’une réflexion philosophique et sociale

Le système typographique du roman donne une lecture particulièrement dynamique pour le lecteur. Au début, j’étais un peu obligé de me référer au code fourni sur le revers de la couverture pour identifier qui était en train de raconter l’histoire. Mais très rapidement, je me suis approprié ce code et savais instinctivement qui était en train de narrer. La manière dont cette typographie contamine de façon plus ou moins dense le texte plonge vraiment le lecteur dans l’état du personnage. J’ai adoré ce procédé qui m’a fait sentir au plus près des sensations de chaque narrateur, notamment dans les scènes d’action les plus intenses où les émotions sont exacerbées (à tel point que cela se perçoit visuellement dans les paragraphes).

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Les Furtifs, Alain Damasio (p. 326), la conception et la réalisation typographique sont d’Esther Szac © Éditions la Volte

Cette trouvaille typographique n’est pas qu’un simple gadget, elle est vraiment au service du récit et du propos d’Alain Damasio, qui semble avoir écrit là le 1984 de notre époque. En peignant de manière très sombre l’histoire des 20 prochaines années, il propose des solutions pour réinventer notre rapport au monde et recréer des liens entre les gens.

Il y a clairement une veine altermondialiste dans ce roman, voire anarchiste, ce qui n’a pas été pour me déplaire. On pourrait reprocher à cette œuvre d’être un peu trop manichéenne : les méchants GAFA(M) alliés aux entreprises du CAC40 d’un côté avec leur politique agressive et totalitaire (avec notre consentement de consommateurs), et les gentils zadistes et autres hippies de l’autre côté qui agissent de manière totalement désintéressée pour redonner à l’homme sa place au sein de l’écosystème… Personnellement, j’ai adoré cette vision sans concession, et notamment la façon dont l’histoire sociale faisait écho au parcours intime des deux héros, Lorca et Sahar.

Un roman à recommander

Ce roman est un véritable OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) et vous savez que j’adore ce genre de concept. Surtout quand la forme est au service d’un récit fort et intelligent. Avec Les Furtifs, Alain Damasio a écrit selon moi une œuvre totale : formellement, poétiquement, linguistiquement… c’est d’une créativité folle. En terme d’histoire et d’émotion, c’est un tsunami qui m’a submergé ! Pour ceux qui aiment les romans qui « résistent » un peu, c’est une lecture idéale. En revanche, si vous aimez les page turner sans difficulté, vous risquez de trouver ce roman un peu trop « prise de tête », vous êtes prévenus ! Mais l’histoire est tellement belle que ce serait dommage de passer à côté.

Pour ceux qui sont vraiment fondus de Damasio et de son univers, il existe un prolongement musical des Furtifs. L’album Entrer dans la couleur, signé Alain Damasio & Yan Péchir, existe en CD ou en streaming sur Youtube. On peut même voir les deux artistes sur scène puisqu’un spectacle a été créé dans le sillage du roman et de l’album… Bref, c’est un univers très complet qui s’offre à vous !

Et vous, avez-vous déjà lu des romans d’Alain Damasio ? Que pensez-vous de ses œuvres qui détonent par leur originalité ?

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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.

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