Ce n’est pas la première fois que je vous parle d’Alain Damasio sur Culture déconfiture. J’ai lu ce mois-ci son premier roman, La Zone du Dehors, dans lequel il imagine une société future (Cerclon) régie par une démocratie participative qui dissimule un contrôle social insidieux. Ce roman, publié en 1999, frappe par sa résonance avec nos préoccupations contemporaines : surveillance, conformisme et manipulation des foules. La veine anarchiste, omniprésente, constitue le cœur battant du récit. À travers des personnages comme Captp ou Boule de Chat, Damasio met en lumière des résistances inventives et parfois radicales, explorant avec brio les tensions entre liberté individuelle et actions collectives.
La Zone du Dehors, prophétique et engagé
Ce roman porte déjà les germes des grandes forces de La Horde du Contrevent et des Furtifs. La poésie de la langue, signature de l’auteur, transforme les descriptions de Cerclon et les dialogues des protagonistes en un véritable ballet stylistique. Les néologismes, métaphores audacieuses et jeux de typographie témoignent d’une inventivité remarquable, immergeant le lecteur dans un univers à la fois tactile et intellectuel. En termes de polyphonie, Damasio ne va pas aussi loin dans La Zone du Dehors que dans Les Furtifs (son chef-d’œuvre, d’après moi).
« Attendez ! Regardez-vous fonctionner : vous êtes de bonnes machines, les amis, des androïdes de qualité. Vos viscères sentent leur tuyau propre et curé. Vous prenez tout ce qui vient, toutes les normes et les modes, tous les désirs préformatés des médias et des annonceurs, des contrôleurs et des ministres, et vous les répartissez dans les bonnes cases, comme des enfants doués. On vous remplit et vous absorbez, vous absorbez, vous absorbez : il n’y a pas assez de bouteilles pour saturer vos têtes d’éponge ! Mais quand est-ce que vous en aurez marre ? »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 256)
Entre les chapitres où les héros agissent, Damasio développe des réflexions politiques (au sens étymologique du terme) et philosophiques sur l’autonomie, le pouvoir ou la révolte, à la manière de George Orwell lorsqu’il décrivait le système d’Océania dans 1984. Comme son titre le suggère, La Zone du Dehors invite le lecteur à penser au-delà des évidences – en dehors des schémas et de la pensée prémâchés. D’aucuns pourraient penser que l’on flirte à certains moments avec une apologie du terrorisme, mais Damasio renverse habilement tous les paradigmes.
« … “notre vocation n’est pas de terroriser les innocents, mais elle tolère encore moins cette lâcheté qui consiste à innocenter les terroristes. Quels terroristes ? Ceux qui nous gèrent au quotidien ; ceux qui surveillent à chaque instant nos moindres faits et gestes ; ceux qui, en un mot, font régner cette douce terreur de la norme contre laquelle nous nous battons”, indique encore le communiqué. Coup de bluff ou coup de pub ? Nos consultants politiques restent partagés sur cette surprenante volte-face du mouvement terroriste… »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 174)
J’ai particulièrement apprécié les moments où la langue devient elle-même un outil disruptif. Si au début du XXe siècle le linguiste Saussure a parfaitement démontré que la langue est un système, alors une pensée antisystème doit pouvoir la faire exploser comme le reste. Et Damasio ne s’en prive pas !
« – Eh alors ? Moi, je dis qu’il faut foncer dans le tas ! Y aller franc. Rien à perdre ! Je m’en carre de leurs tacticouilles ! C’est maintenant ou jamais, les gars ! Jamais on n’aura plus une chance commac – allez faire un tour dans la raze, allez voir ce qu’on s’y dit : tout le monde est derrière nous, à attendre qu’on lance la grande offensive, qu’on torpille le cube gouvernemental. Là, on discute encore, on réfléchit. Mais à quoi ? Pourquoi ? Réfléchir, c’est fléchir deux fois ! Qu’est-ce qu’on attend, bordel ? Vous serrez vos demi-lunes devant la costume, c’est ça ? Hein ? Moi, la costume, je les attends – coup de boule, coup de couteau, boum ! Schlaa ! À dégager ! Qui me suit ? Toi, Obffs ? »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 231 – « Réfléchir, c’est fléchir deux fois »)
Au fil des chapitres, Damasio nous invite à aiguiser notre esprit critique, à ne plus subir passivement les oppressions insidieuses du gouvernement et des GAFA. Il fait exactement ce que j’adore en littérature : modifier notre regard sur le monde et nous inciter à changer nos comportements, assumer nos responsabilités.
« Ce qu’il faut faire ? D’abord arrêter de se lamenter et descendre de la croix ! Enlever les clous dans les mains ! Tous les pouvoirs ont intérêt à nous communiquer des sentiments tristes, des sensations pauvres. À nous de leur opposer un peu de subversion et de joie de vivre ! Individu, nous ne sommes qu’une goutte d’eau pour un système aussi cohérent et aussi global que le Clastre. Mettez cette goutte d’eau dans un ordinateur : il est détruit. »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 267 – « Les clameurs »)
« – Dans cette ville, je ne sais pas si vous avez remarqué, il n’y a pas un seul panneau qui ne commence par « pour votre confort et votre sécurité… » et qui ne finisse par une restriction.
– Comment la Volte compte-t-elle parvenir à ses fins ? Voulez-vous la Révolution ? Une de plus ?
– Nous en avons fini avec les révolutions culbuto qui remettent sur leurs pieds ce qu’elles renversent, parce que, ne l’ayant jamais conquise, elles rêvaient de la liberté comme d’un ciel lorsqu’il nous faut apprendre – nous – à la vivre en tant que sol. La révolution, c’est un quotidien qui vibre. »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 476)
« Vous êtes comme ces peintres qui dessinent de mémoire. Ils croient se souvenir d’une pomme… Ils la peignent. Mais ils oublient la résistance du fruit, sa persistance vibratoire. La pomme, même coupée, même piégée dans une corbeille, résiste. Vous, vous mangez vite ce qui vous résiste ou alors vous vous empressez de l’oublier en disant : “Je sais ! Je sais !” Mais vous n’attendez pas que la pomme libère son univers et qu’elle vous y englobe. Vous êtes sans patience. Vous en croyez pas en l’homme. »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 611 – « Virevolte »)
Une dystopie qui m’a moins embarqué que Les Furtifs
Contrairement aux Furtifs, que j’avais dévoré et dont l’intrigue m’avait pris aux tripes, La Zone du Dehors n’est pas sans défauts. Son style foisonnant peut devenir hermétique, notamment dans les passages d’action dans lesquels j’ai parfois perdu le fil, ne parvenant plus à me représenter ce qui se passait. Les personnages m’ont également paru plus caricaturaux, comme des porte-voix de l’auteur dont la pensée se déploie de manière parfois trop explicite et didactique.
« Ce qui doit être remodelé, c’est moins l’unité du sujet, comme tu le dis, Fcuza, que de ce qui, plus profondément, produit et préserve cette unité. Il faut comprendre que le Je n’est pas donné d’avance. Il est l’effet d’une production de soi. L’individualité est une composition. Il faut entendre composition, non comme un résultat figé, mais comme un processus en perpétuel devenir. Au sein de cette composition jouent un certain nombre de forces qui tantôt se conjuguent, s’associent, tantôt se subjuguent, tantôt se parasitent et s’exploitent, tantôt influent ou refluent les unes sur les autres, en filets ou en faisceaux. L’analyse de ces forces peut être très diverse, et relève d’un découpage philosophique propre à chaque penseur. »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 187 – « Le Clastre »)
J’ai également trouvé que la ficelle était parfois un peu grosse quand les voltés vont faire la leçon aux administrés de Cerclon dans des dialogues très socratiques :
« – Alors pourquoi les accuser, elles, si tout le monde est responsable de ce qui se passe ? Ce phénomène que vous dénoncez, il est démocratique ! Vous ne pouvez pas le condamner !
– Parce que, pour vous, ce qui résulte d’une volonté démocratique n’est jamais condamnable ?
– Bien sûr que non !
– Alors, je vais préciser deux choses. Premièrement, une société de contrôle, de flicage de tous et par tous, aussi splendidement démocratique serait-elle, je la vomis. Et je la vomis pour des valeurs autrement vitales que ce triomphe à la régulière du conformisme, de la docilité et de la peur, que vous cautionnez parce qu’issu d’une majorité. Je la vomis pour la liberté. Pour que la vie siffle dans vos viscères, comme un ruisseau ardent. Je la vomis pour un espoir : que l’homme vaut mieux que ce qu’il est aujourd’hui. Mieux qu’une chair filandreuse que la moindre peur déchire ; mieux qu’un cerveau à câble, qui fait du 0/1, où ne pousse aucune friche ; mieux qu’un cœur argileux, gorgé comme une éponge des larmes que personne ne sait plus pleurer. »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 266)
Malgré un sentiment de longueur et une structure parfois déséquilibrée, La Zone du Dehors est un roman visionnaire qui allie réflexion politique, poésie et audace littéraire. Pour les amateurs de Damasio, il constitue une œuvre essentielle, où s’esquisse déjà la puissance narrative des écrits ultérieurs.
« Belle poupée russe, n’est-ce pas ? et dont vous ne constituez que la pièce minuscule, mal peinte, qui se trouve enfermée dans la série complète des autres ; celle qu’on découvre déçu lorsque toutes ont été ouvertes, la petite statuette de bois qui sonne creux et qui fait pitié parce qu’elle ne se dévisse pas. On vous stimule sans cesse jusqu’à ce que soient forcés les frayages dont les pouvoirs ont besoin pour faire pénétrer in petto leurs consignes. Vous savez ce que c’est, un frayage ? […] C’est le phénomène qui veut que le passage de l’influx nerveux dans les conducteurs soit plus facile en se répétant. Car ce ne sont plus des idéologies qui nous aliènent aujourd’hui. Ce sont les stratégies d’impact ! Ce sont celles qui tracent les autoroutes neuronales par où circulent les consignes de vie, l’intimation à faire telle ou telle chose… »
Alain Damasio, La Zone du Dehors (édition Folio SF, page 258)
Je ne saurais trop vous recommander de plonger dans les romans d’Alain Damasio pour une expérience littéraire qui tranche avec ce que vous avez l’habitude de lire, où la poésie de la langue s’entrelace avec des récits puissants et engagés. Que ce soit l’épopée métaphysique de La Horde du Contrevent, la veine anarchiste de La Zone du Dehors, l’intensité d’un thriller de Scarlett et Novak ou la puissance émotionnelle des Furtifs, chaque œuvre nous invite à questionner la liberté, les liens humains et la société.
Si vous n’avez jamais lu ces récits, préparez-vous à être bousculés par une écriture audacieuse et immersive qui mêle profondeur philosophique et inventivité narrative.
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.