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Le Roman comique de Scarron [agrégation 2020]

by Julien
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Reconduit à l’agrégation interne de Lettres Modernes 2020, Le Roman comique de Paul Scarron était déjà au programme de la session 2019. Parmi les oeuvres qu’il y avait au programme cette année-là, Le Roman comique fait indéniablement partie de celles que j’ai préférées. Finalement, je n’ai jamais été interrogé sur ce roman, ni à l’écrit (le sujet portait sur Marivaux) ni à l’oral.

Alors Le Roman comique, de quoi ça cause ?

Dans la région du Mans, une troupe de comédiens va d’auberge en château pour jouer des pièces et vivre mille aventures burlesques, entrecoupées de récits enchâssés. A la tête de la troupe, le mystérieux Destin, le visage masqué d’un emplâtre ; et autour de lui, les excellentes Etoile et Angélique, La Caverne et La Rancune. Le Roman comique donne à voir la vie d’une troupe de théâtre itinérante au dix-septième siècle dans une région que l’auteur a bien connue pour y avoir vécu. Peu a peu, d’autres personnages viennent compléter ce petit monde : Ragotin (perpétuellement humilié, ridiculisé, battu, disgrâcié) et la charmante Inezilla, opératrice espagnole, experte dans l’art de conter.

Au fil des siècles, Le Roman comique est devenu une référence de la littérature française. Bien qu’inachevé (Scarron est mort avant d’écrire la troisième partie), il a inspiré de nombreux écrivains qui ont proposé des suites (de qualité assez inégale). Les grands auteurs des siècles suivants n’ont pas manqué d’évoquer Scarron comme leur modèle.

Par exemple, ce n’est pas par hasard si héros du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier se nomme le Baron de Sigognac : c’est le même nom que celui qui aurait pu épouser la mère d’Angélique.

Gérard de Nerval écrivit quant à lui Le Roman tragique. Vous voyez la référence ?

On n’a également considéré que Scarron a été, longtemps avant l’heure, un précurseur du réalisme français. On n’imaginerait pas des préoccupations d’argent ou de pot de chambre dans Clélie, roman contemporain du Roman comique. Tout y est question d’amour. Mais Charles Sorel préconisait des romans qui diversifient l’action, s’intéressant à ce qui préoccupe tout le monde et pas seulement les amoureux. Un roman doit montrer les actions naturelles (naïves) de la vie. Donc, là où La Princesse de Clèves laissait des “exemples inimitables de vertu“, les romans comiques ont présenté des exemples imitables.

Les écrivains post-modernes ont également beaucoup goûté le Roman comique, mais cette fois pour ses jeux formels. En effet, Scarron noue tout au long du roman une relation avec son lecteur, une connivence, un contrat ludique. Il y a plusieurs niveaux narratifs et énonciatifs, ainsi qu’une forte intertextualité, un tissus dense qui montre que le lectorat auquel il s’adressait était une élite (le thème est populaire, mais exige une lecture savante).

On a donc souvent parlé d’anti-roman pour caractériser le Roman comique : un roman qui se moque des romans (cf. Don Quichotte ou Le Berger extravagant). Le commentaire critique du roman serait “l’anti-roman” (c’est Sorel qui a créé le terme). On est face à une oeuvre réflexive, un méta-roman qui assume son artificialité. Lorsque Scarron interrompt son récit ou revendique de ne pas raconter les passages qu’il ignore, il exhibe cette artificialité et donc la construction arbitraire de tout récit. Malin !

Les références littéraires présentes dans Le Roman comique

Pour bien apprécier les jeux intertextuels de Scarron, il faudra apporter un petit éclairage sur les oeuvres contemporaines de l’auteur, qu’il cite dans plusieurs chapitres à des fins critiques.

La Marianne de Tristan L’Hermite.

Dans Tobbie, Ragotin aurait joué le chien (théâtre démodé). Scarron oppose donc des acteurs à la pointe à des acteurs jouant des pièces démodées.

Dom Japhet de Scarron lui-même, “une pièce aussi enjouée que son auteur a de raisons de l’être peu“.

Le grand Cyrrus, dont il parle ironiquement comme l’ “un des romans les mieux meublés” dans l’une des nouvelles enchâssées.

Le burlesque

Il s’agit d’utiliser des modèles antiques en les dégradant. Le mot “burlesque” est formé sur l’italien burlesco, lui même formé sur le français bourle : farce faite à quelqu’un.

Le burlesques est donc par définition anti-classique : car les classiques prennent l’antique comme modèle, alors que le burlesque le tourne en dérision.

Par exemple, le roman fait mention de la Discorde et ses crins de couleuvres (personnification) dans l’auberge, qui est une allégorie qui rappelle celle de l’Enéide. Le décalage entre la noblesse de l’allégorie et la bassesse du contexte est purement burlesque.

Il fait référence à Phaeton (chap 20) lorsque Ragotin se retrouve avec un pommeau de selle enfoncé dans les fesses. La comparaison est un peu trop magnifique…

Ou bien les préoccupation du héros Carlos chez sa bien-aimée, toutes tournées vers le repas et la nécessité de se laver les dents, puis de dormir : “Il dormit assez bien pour un amoureux“.

Ragotin dans le fameux chapitre de la sérénade, n’ayant trouvé de musiciens pour l’accompagner, fait appel à des gens d’église et un castrat : la formation est donc peu propice au lyrisme (chant d’église) et à la virilité (castrat). L’intervention finale des chiens achève le tableau, pissant contre les orgues renversées et “reproduisant leur espèce“.

La Bouvillon fait également l’objet d’une comparaison burlesque, “furieuse comme une lionne (mais j’ai peur que le terme soit un peu trop magnifique)“.

Le méta-récit

Il s’agit des interventions du narrateur, ses intrusions, ses commentaires sur l’intrigue et sur son style. Jean Rousset parle d’interventionnisme, qui compromet la fiction. Le paradoxe de ces interventions, c’est qu’elles prétendent garantir l’authenticité du récit (je ne vous dirai pas de sornettes, je n’ai pas vérifié ceci…) mais leur prolifération donne le sentiment inverse d’artificialité.

La métalepse est généralisée avec la prolifération de procédés qui transgressent la frontière habituelle entre l’univers extérieur à la fiction et l’univers interne à la fiction. Par exemple, la rencontre avec un curé manceau chez l’imprimeur affirme que la version que nous lisons n’est qu’une version possible parmi d’autres, un état du récit après d’autres états (et il pourrait en être autrement s’il n’avait pas rencontré par hasard ce curé, etc.). Bref il n’y a aucune nécessité au récit, et le narrateur n’est pas omniscient et il le revendique en montrant le roman comme un travail en cours dont il représente les étapes et leurs failles. Or, ce curé manceau est un mauvais auteur lui-même, donc la version racontée est-elle véridique ? La source parait peu fiable.

Que reste-t-il une fois abolis les codes traditionnels de la fiction ? Le plaisir de l’affabulation pur et simple, affranchi du soucis de la vérité.

La réflexivité

Certains personnages du roman sont eux-mêmes des auteurs qui expriment un point de vue sur la littérature. Parmi eux, La Garouffière présente la littérature comme une fausse-monnaie. Toute littérature serait une contrefaçon : lorsque Angélique laisse une lettre à sa mère, cette dernière ne reconnait pas le style habituel de sa fille (Angélique qui écrit n’est pas l’Angélique à la vie, comme si une posture d’auteur était toujours une contrefaçon).

De plus, le burlesque ne peut être identifié comme tel qu’à partir du moment où l’on reconnait les codes qui sont détournés. Sans quoi on ne rit pas au procédé. Les codes sont donc neutralisés de manière temporaire (le temps du procédé) mais ils ne remettent pas en question une vision donnée : si l’on parle en termes nobles des paysans et que l’on en rit, c’est que l’on considère au fond qu’il n’y vraiment rien de noble chez les paysans. Les codes ne sont donc pas remis en cause, on joue simplement avec eux.

Les nouvelles espagnoles

Ce sont mes passages préférés du roman : L’amante invisible / A trompeur, trompeur et demi / Le juge de sa propre cause / Les deux frères rivaux. Le Roman comique critique à travers ces récits le romanesque à la Scudéry et promeut un nouveau type de romanesque avec les nouvelles espagnoles et les récits à la première personne. Sans s’en cacher, Scarron s’est inspiré de Cervantès et Maria de Zayas (source de la troisième nouvelle du Roman comique). Ses Nouvelles exemplaires ont connu un grand succès européen, comme les Nouvelles françaises de Segrais.

Les personnages y sont toujours aristocratiques et, malgré les aléas du destin, tout finit toujours par rentrer dans l’ordre (cf. aléas dans le parcours de Sophie).

On trouve une proximité avec les romans précieux dans la première nouvelle, avec la mise à l’épreuve de l’homme par la femme. On y retrouve aussi les codes du roman courtois. Après avoir détourné les codes romanesques dans le récit cadre, Scarron les réutilise finalement au sein des nouvelles.

Scarron ne se contente pas de traduire les nouvelles espagnoles, il en humanise les personnages (jusqu’au brossage de dents de Carlos par exemple). Les initiatives de sa dame invisible conviennent mieux à une veuve qu’à une vierge (comme elle est supposée l’être dans le récit espagnol d’origine). Ou bien Sophie a été élevée avec son frère et comme son frère, ce qui rend plus vraisemblable le fait qu’elle soit apte à devenir vice-roi et chef militaire. De même, dans le travestissement, elle n’est pas reconnue par son amant parce qu’elle a grandi avec le temps, et puis qu’elle a bronzé avec le soleil… Bref, Scarron ajoute des détails qui naturalisent le romanesque.

Ces nouvelles sont-elles un contrepoint au récit principal ? En insistant sur les modalités de présentation de ces nouvelles, il accuse la distinction avec le récit principal. Leur aspect romanesque est donc revendiqué et cela renforce la réflexivité.

Les récits à la première personne et le picaresque

A d’autres moments du roman, ce sont les personnages qui prennent la parole non pas pour raconter des histoires, mais parler de leur vie passée et répondre à la curiosité de leurs interlocuteurs. Ces récits donnent de la profondeur au récit en élargissant le cadre temporel (surtout le récit de la Caverne).

Ces récits empruntent beaucoup au genre picaresque (cf. La vie de Lazarillo de Tormes, anonyme qui se présente comme le récit authentique de la vie de Lazarre et narre son ascension sociale). Une traduction possible de picaro serait “gueux“. Dans ces récits, on retrouve le terme de “disgrâce“, comme dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite, texte semi-picaresque. Chez ces personnages, la fragilité sociale est compensée par la culture et l’intelligence. Mais dans les récits picaresques, il n’y a pas d’amour. C’est donc une nouveauté chez Scarron.

Contrairement au romanesque où, dans un couple inégal, un deus ex machina finit par montrer la noblesse du héros, dans le Roman comique, c’est Léonore qui perd sa fortune et sa noblesse pour devenir accessible au Destin. On a une sorte d’inversion d’un motif romanesque habituel. Ce n’est pas le héros qui s’élève, mais le personnage féminin qui se rabaisse.

La question du théâtre

Le Roman comique, nous l’avons dit, est une histoire de théâtre. L’adjectif “comique” signifie “théâtral” (bagage comique, troupe comique, costume comique). Le Roman comique fournit des informations documentaires sur la vie théâtrale au dix-septième siècle (cf. Le théâtre français de Samuel Chappuzeau qui confirme beaucoup ce que raconte Scarron).

Quand Scarron compose le Roman comique, il y a la troupe de Bourgogne et celle du Marais qui sont pensionnées par le Roi. Molière est encore un inconnu (il n’arrive à Paris qu’en 1659). Mais les troupes que Scarron évoque sont les troupes itinérantes et quand il nomme de grands acteurs (pp. 47-83-87-144) ce ne sont pas ceux de campagne. Le Destin parle des troupes protégées par des Princes (les plus stables) et des troupes qui doivent trouver elles-mêmes leurs moyens de subsistance.

Dans ce roman, la troupe est composée de 9 comédiens potentiels : 3 femmes (La Caverne, Angélique, L’Etoile) et 3 hommes (Le Destin, L’Olive et La Rancune) qui ont chacun un valet (dont Léandre). Il y a également un portier (p. 216 on apprend que le premier portier est mort dans une rixe à l’entrée du théâtre). Il y a de la musique (viole de la Rancune, qui le fait ressembler à une tortue) et il y a un décorateur.

On joue à diverses occasions : pour des noces (épisode de la Bouvillon) ou chez le marquis d’Orsé sous forme de représentations privées (ce qui permet de continuer de jouer les pièces quand elles sont censurées et n’ont plus le droit d’être jouées pour des représentations publiques). Les spectacles ont aussi lieu dans les “tripots”, c’est-à-dire les salles de jeu de paume. C’est pourquoi lors d’une bagarre, ils se battent avec des raquettes (quand on a volé les habits aux joueurs de paume et qu’ils viennent les récupérer). Dans la scène de bagarre entre Ragotin et La Baguenodière, on sait aussi qu’il tombe dans l’égout, c’est-à-dire ce qui se trouvait sous le filet du jeu de paume. D’ailleurs, la salle du théâtre du Marais était elle-même une salle de jeu de paume aménagée.

Le contexte de publication du Roman Comique

Scarron est né en 1610 à Paris dans une famille financiers et magistrats italiens. Il entre dans les ordres à 19 ans pour obtenir une charge, puis s’installe comme Abbé au Mans et il a passé 5 mois à Rome. Il reste au Mans jusqu’en 1640 sous la protection du comte de Belin, protecteur de Rotrou, et grand amateur de théâtre (Belin a servi de modèle au marquis d’Orsé).

Il finit par être atteint de paralysie de tous les membres sauf les doigts. Il ne peut plus sortir de chez lui, ne peut plus aller au théâtre (un sacré problème pour un dramaturge) et voit le monde à travers ce que lui en disent ses visiteurs. Il vit donc dans la souffrance, ce que l’on peut retrouver dans la dualité du roman entre Le Destin et Ragotin (les deux héros antithétiques).

Il vit en manque d’argent et de protecteur.

Sa carrière littéraire commence en 1640 à son retour à Paris et s’achève à la fin des années 1650. Il meurt en mai 1660, ayant écrit les premières phrases de la partie 3 du Roman Comique.

Ses premières oeuvres sont des poésies burlesques : Le Virgile travesti, réécriture burlesque de l’Enéide entre 1648 et 1652. Il va l’interrompre lui-même, lassé par ce courant dont il a été le plus grand représentant et dont il est à l’origine d’une mode. Gérard Genette, dans Palimpseste (p. 81) parle du travestissement burlesque : la transposition du vers, le style familier, parodier des motifs, anachronismes, amplifications…

Au théâtre, il écrit uniquement des comédies (10), dès 1645 (Jodelet ou le maître valet). On note le succès de Dom Japhet d’Arménie au théâtre du Marais (Scarron en parle au chapitre 17 de la partie 2). Cette pièce est l’adaptation d’une comedia espagnole de Solorzano très récente. Son succès perdure jusqu’au dix-huitième siècle. Il a fait partie du répertoire de Molière qui a joué le rôle titre 31 fois. Dès 1680, il entre au répertoire de la Comédie française. Cette pièce se caracétrise par la dualité entre deux groupes de personnages et deux intrigues : Dom Japhet (ancien fou de Charles Quint, dont tout le monde se moque) à qui les autres personnages vont jouer toutes sortes de disgrâces ; et Dom Alphonse (cavalier plein de qualités) qui cherche à échapper au mariage arrangé auquel sa mère veut le contraindre, et tombe amoureux de Léonore. Mais Dom Japhet est également amoureux de Léonore. Tour à tour, on le rend sourd, ou bien il fait jouer la sérénade, puis il se retrouve coincé sur le balcon de Léonore et est contraint de se déshabiller, avant de recevoir un seau d’urine sur la tête… Dom Japhet et le Roman comique sont donc des oeuvres contemporaines (1651).

Puis il y a un basculement de la carrière de Scarron : il passe du théâtre burlesque (Jodelet des Précieuses ridicules) au romanesque. Dans Dom Japhet, les deux aspects sont équilibrés.

Le Roman Comique est son seul roman, mais il a aussi été le traducteur de nouvelles tragi-comiques espagnoles, avec interventions de l’auteur dans le récit.

Bref, voilà quelques éléments que j’ai retenus de cette année d’agrégation. J’espère qu’ils seront utiles aux nouveaux candidats. Et bien sûr, si vous avez des questions ou des remarques, n’hésitez pas à utiliser l’espace commentaire ci-dessous ! Bon courage à tou(te)s !

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