Il y a quelques années, j’ai lu Malevil de Robert Merle, qui figure depuis ce moment-là dans le top 5 des romans que j’ai préférés de toute ma vie de lecteur. Alors je me suis lancé cet été dans la lecture d’un autre roman de cet auteur : La Mort est mon métier. Robert Merle y raconte à la première personne la vie d’un nazi de 1913 à 1947. Le moins que l’on puisse dire est que ce roman est édifiant et captivant, dessinant avec subtilité les contours d’un monstre.
La Mort est mon métier, l’autobiographie fictive d’un nazi convaincu
Le protagoniste et narrateur de ce roman est Rudolf Lang, individu médiocre qui va lentement se débarrasser de son humanité pour devenir l’un des pires exécuteurs de la « Solution finale à la question juive » imaginée par les nazis.
Pour écrire ce roman, Robert Merle s’est inspiré de Rudolf Höss, officier de la SS qui occupa une fonction de premier plan dans le génocide des Juifs d’Europe et qui fit preuve d’initiative à Auschwitz en tant que commandant afin d’augmenter les capacités de mises à mort de masses. Ses déclarations lors de son procès à Nuremberg servirent de sources au romancier ainsi que tout le travail d’analyse que fit le psychologue américain Gustave M. Gilbert qui étudia son cas. Rudolf Höss avait également écrit ses mémoires que Robert Merle a lus mais avec lesquels il a pris ses distances.
Au fil des pages de La Mort est mon métier, on voit peu à peu Rudolf dissocier ses actes de tout recul critique et moral, agissant en fonctionnaire zélé comme s’il ne discernait plus que derrière les chiffres des masses qu’il faisait assassiner se trouvaient des humains et des vies. C’est peut-être cette froideur dans la narration et cette absence de conscience puis de repentir qui rend le récit si impressionnant. D’autant que le roman ne verse jamais dans le sadisme ou le voyeurisme, racontant les faits de la manière la plus objective et – pour ainsi dire – administrative possible.
Je pensais quelquefois à ma vie passée. Chose curieuse, seule mon enfance me paraissait réelle. Sur tout ce qui s’était passé ensuite, j’avais des souvenirs très précis, mais c’était plutôt le genre de souvenir qu’on garde d’un film qui vous a frappé. Je me voyais moi-même agir et parler dans ce film, mais je n’avais pas l’impression que c’était à moi que tout cela était arrivé.
La mort est mon métier, Robert Merle (Gallimard Folio, p. 361)
Raconter la shoah du point de vue d’un nazi est un pari très osé mais Robert Merle ne verse jamais dans la fascination et permet au contraire de rendre compte de ce qui s’est déroulé dans les camps sous un angle totalement inédit afin de mieux le comprendre.
Un roman en deux parties
Les 250 premières pages de La Mort est mon métier forment une grande première partie au récit et se concentrent sur l’enfance et la jeunesse de Rudolf. En lisant cette longue première partie qui se déroule entre 1913 et la fin des années 1920, j’ai beaucoup pensé au film Le Ruban blanc qui montrait également quelle avait été l’enfance des Allemands qui, deux décennies plus tard, étaient devenus des nazis.
Bien que l’accession au pouvoir de Hitler arrive tard dans le roman, on comprend très tôt ce qui est en train se mettre en place dans la société allemande suite à la Première Guerre mondiale. Cette longue première partie est totalement essentielle pour comprendre le cœur de ce récit.
Qu’on ne s’y trompe pas : Ruldolf Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent. Il y a eu sous le nazisme des centaines, des milliers de Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux.
Préface (du 27 avril 1972)
Ce que l’on retient de ce roman est la terrible « banalité du mal », concept philosophique développé par Hannah Arendt lors du procès d’un autre nazi notoire, Adolf Eichmann. En effet, à aucun moment Robert Merle ne fait de son personnage un génie du mal ou un monstre.
Mais qu’on ne s’y méprenne pas : si Merle humanise le nazi, c’est pour le comprendre pas pour le pardonner. Le roman met ainsi en lumière la responsabilité collective dans l’holocauste et dessine la frontière avec la culpabilité individuelle.
La lecture de La Mort est mon métier confirme la place que Robert Merle a pour moi parmi mes auteurs préférés. Son style remarquable est mis au service d’un récit intelligent, qui marque et qui instruit. C’est pourquoi je profiterai du mois d’août pour lire un autre de ses romans qui figure dans ma PAL depuis pas mal de temps : Les Hommes protégés.
Avez-vous déjà lu les romans de Robert Merle ? Connaissez-vous d’autres romans qui apportent un autre point de vue sur l’expérience concentrationnaire que celui des victimes ?
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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.