Beloved est un livre qui m’a retourné. Son histoire ? Une femme – ancienne esclave – hantée par le fantôme de sa fille. Un passé qu’on ne peut pas fuir. Une mémoire qui refuse de mourir. Toni Morrison écrit comme personne : son roman est brut, poétique, obsédant. Entre cauchemar et beauté, chaque page te happe. Ce n’est pas juste une histoire. C’est une cicatrice. Et c’est pour ça que Beloved est culte.
Beloved : un chef-d’œuvre sur l’héritage de l’esclavage
Beloved commence en 1873 à Cincinnati (Ohio), où la protagoniste Sethe vit avec sa fille de dix-huit ans, Denver. Les premières lignes donnent pourtant le ton de ce récit, avec une veine que l’on sent d’emblée quasi surnaturelle : « Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. » (Toni Morrison, Beloved – Partie 1, chap. 1, éd. 10/18, p. 11)
Presque toute l’action se déroule au 124, la maison de la vieille Baby Suggs qui a accueilli chez elle sa bru Sethe et sa fille Denver, puis son nouveau conjoint Paul D. Mais un beau jour, une jeune fille vient s’installer sous leur toit. Elle parle peu et ne dit rien de ses origines. La seule chose qu’elle accepte de livrer, c’est son nom : Beloved.
Forcément, dans le contexte des années 1870, la vie d’une famille afro-américaine ne peut pas être totalement déconnectée des événements brutaux qui rythment le quotidien de l’Amérique raciste, et Morrison fait en sorte que l’on n’oublie jamais cette toile de fond : « En cet an 1874, les Blancs étaient toujours aussi déchaînés. Villes entières épurées de nègres ; quatre-vingt-sept lynchages en une seule année au Kentucky ; quatre écoles de couleur brûlées jusqu’au sol. Hommes adultes fouettés comme des enfants ; enfants fouettés comme des adultes ; femmes noires violées par la troupe ; biens enlevés, cous brisés. Il sentait la peau, la peau et le sang chaud. La peau était une chose, mais le sang humain cuit sur un bûcher de lynchage en était une toute différente. La puanteur puait. Empuantissant les pages du North Star, la bouche des témoins, se gravant dans l’écriture malhabile des lettres convoyées de la main à la main. » (Toni Morrison, Beloved – Partie 2, chap. 1, éd. 10/18, pp. 250-251)
J’ai particulièrement été marqué par un passage de la troisième partie, où Morrison décrit ce que pouvait être, pour une jeune fille noire, une simple promenade en ville. Chaque pas devient synonyme de peur, chaque regard une menace, rappelant la violence sourde et omniprésente du racisme quotidien : « Sous son fichu, elle avait la peau du crâne trempée par la tension. Plus loin, des voix, des voix masculines flottaient, se rapprochant à chaque pas qu’elle faisait. Denver gardait les yeux fixés sur la route au cas où ce seraient des hommes blancs ; au cas où elle marchait là où eux voulaient marcher ; au cas où ils diraient quelque chose et qu’il faille leur répondre. Et s’ils se jetaient sur elle, la saisissaient, l’attachaient ? Ils se rapprochaient. Peut-être ferait-elle bien de traverser la rue… maintenant. Est-ce que la femme qui lui avait fait un demi-signe de la main était encore devant sa porte ouverte ? Viendrait-elle à son secours, ou bien, fâchée que Denver ne lui ait pas retourné son salut, s’abstiendrait-elle de lui apporter son aide ? Peut-être devrait-elle faire demi-tour, se rapprocher de la maison de cette femme qui avait agité la main. Avant qu’elle réussisse à se décider, il était trop tard – ils furent juste devant elle. Deux hommes, des Noirs. Denver respira. Les deux hommes portèrent la main à leur casquette et murmurèrent : « Bonjour, bonjour. » Denver crut que ses yeux exprimaient sa reconnaissance, mais elle fut incapable d’ouvrir la bouche à temps pour répondre. Ils passèrent à sa gauche et poursuivirent leur chemin. » (Toni Morrison, Beloved – Partie 3, chap. 1, éd. 10/18, pp. 337-338)
Publié en 1987, ce roman a valu à Toni Morrison le prix Pulitzer l’année suivante. Cette histoire est inspirée d’un fait divers mais probablement aussi de la propre expérience de l’autrice en tant que femme noire vivant aux États-Unis. Dans ce roman, elle explore l’histoire de Sethe comme si c’était la sienne et donne chair au drame de son existence. Toni Morrison ne se contente pas de raconter : elle plonge le lecteur dans l’expérience intime et traumatique de l’esclavage, faisant résonner les voix de ceux qu’on a voulu réduire au silence.
Dangereux, se dit Paul D, très dangereux. Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué ; surtout si c’étaient des enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après.
Toni Morrison, Beloved (Partie 1, chap. 4, éd. 10/18, p. 69)
Un récit hanté par la mémoire
Le roman est construit comme une mosaïque de souvenirs, de visions et de récits fragmentés. L’intrigue se déploie entre passé et présent, reflétant la difficulté de surmonter les traumatismes. Beloved, jeune fille énigmatique qui donne son titre au livre, rappelle sans arrêt aux personnages le poids collectif de l’histoire, le retour incessant des violences subies et la nécessité de les affronter pour pouvoir avancer.
Avec sa prose dense, lyrique, parfois déroutante et toujours profondément incarnée, Morrison nous fait partager l’expérience de la déshumanisation telle que les esclaves la vécurent en Amérique à cette époque-là. Sa langue épouse la voix des personnages, leur douleur comme leurs espoirs. Elle mêle au réalisme cru une dimension surnaturelle, ce qui donne au roman son intensité. Loin d’être seulement un récit historique, Beloved est une méditation sur la maternité, l’amour, la survie et la quête de dignité dans un monde marqué par la brutalité.
Même la présence d’un coq dans le voisinage devient un objet de jalousie pour un ancien esclave auquel toute dignité humaine a été arrachée.
– Monsieur avait l’air tellement… libre. Il me dépassait en tout. Plus fort, plus costaud. Le fils de pute, il avait même été capable de sortir de l’œuf tout seul, mais il était quand même roi et moi j’étais…
Paul D s’interrompit et s’étreignit la main gauche de la droite. Il la tint ainsi assez longtemps pour qu’elle se calme et le monde avec, et qu’il puisse continuer.
– Monsieur avait le droit d’être et de demeurer ce qu’il était. Moi, pas. Même si on le mettait à la marmite, on cuirait un coq qui s’appelait Monsieur. Pour moi, il n’y avait pas moyen que je redevienne Paul D, ni mort, ni vivant. Maître d’Ecole m’avait changé. J’étais quelque chose d’autre, et ce quelque chose était moins qu’un poulet perché au soleil sur un cuvier.
Toni Morrison, Beloved (Partie 1, chap. 7, éd. 10/18, pp. 106-107)
Un livre devenu culte
Presque quarante ans après sa parution, Beloved est devenu un texte incontournable étudié dans les universités et célébré comme un classique de la littérature américaine. L’artiste contemporaine Mickalene Thomas considérait cette œuvre comme essentielle, comme le rappelle l’exposition qui lui est actuellement consacrée au musée des Abattoirs de Toulouse, aux côtés de La Couleur pourpre. Sa puissance tient autant à son sujet qu’à la manière dont Morrison l’incarne, en donnant voix aux opprimés. Lire Beloved, c’est se confronter à une douleur qui ne disparaît pas, mais c’est aussi reconnaître la force de résistance et d’humanité qui persiste malgré l’horreur.
Le pire – le bien pire – était que là-bas dehors, il y avait les Blancs, et comment savoir à quoi s’en tenir avec eux ? Sethe disait, d’après la bouche, et quelques fois les mains. Grand-Mère Baby disait qu’il n’y avait pas de défense – ils pouvaient à volonté vous considérer comme une proie, changer d’idée comme de chemise, et même quand ils pensaient se comporter bien, c’était à cent lieues de ce que font les vrais humains.
– Ils m’ont sortie de prison, dit un jour Sethe à Baby Suggs.
– Ils t’y ont mise aussi, répondit-elle.
– Ils t’ont fait traverser la rivière, répliqua Sethe.
– Sur le dos de mon fils.
– Ils t’ont donné cette maison.
– Personne ne m’a rien donné.
– Ils m’ont procuré du travail.
– C’est lui qui s’est procuré une cuisinière, ma fille.
– Oh ! il y en a qui nous traitent comme il faut !
– Et, à chaque fois, c’est une surprise, pas vrai ?
– Tu ne parlais pas ainsi, avant.
– Ne me chauffe pas les oreilles. Ils ont davantage noyé des nôtres qu’il n’y en a jamais eu des leurs à vivre depuis le début des temps. Dépose ton épée. Ce n’est pas une bataille. C’est une débâcle.
Toni Morrison, Beloved (Partie 3, chap. 1, éd. 10/18, p. 336)
En bref, ce roman n’est pas seulement une histoire de fantômes et de maison hantée. C’est la voix de ceux qu’on a voulu faire taire, un hommage aux survivants et à leur dignité. Morrison a su transformer la douleur d’un peuple en littérature, en donnant une voix aux silences, aux blessures et aux mémoires effacées. D’ailleurs, elle ne se contente pas de raconter. Elle sublime l’indicible, mêlant poésie et vérité historique, dans une langue qui saisit le lecteur et le force à ressentir l’histoire plutôt qu’à la contempler.
– Autant que tu saches tout. La dernière fois que je l’ai vu, il était assis près d’une baratte. Il avait du beurre barbouillé plein la figure.
Il ne se produisit rien, et elle en fut reconnaissante. D’habitude, elle pouvait immédiatement voir l’image de ce qu’elle entendait. Mais elle n’arrivait pas à se représenter ce que Paul D avait dit. Rien ne lui venait à l’esprit. Précautionneusement, très précautionneusement, elle passa à une question raisonnable.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Rien.
– Pas un mot ?
– Pas un.
– Tu lui as parlé ? Est-ce que tu lui as dit quelque chose ? Quoi que ce soit !
– Je ne pouvais pas, Sethe. C’est juste que… je ne pouvais pas.
– Pourquoi ?
– J’avais un mors dans la bouche.
Toni Morrison, Beloved (Partie 1, chap. 7, éd. 10/18, pp. 102-103)
Contrairement à d’autres romans sur le sujet de l’esclavage qui donnent parfois dans les descriptions insoutenables (le difficile Bakhita de Véronique Olmi, par exemple), Beloved parvient à faire comprendre toutes les souffrances des personnages sans verser dans le voyeurisme ni le sensationnalisme. Il n’y a aucune complaisance dans l’écriture de Morrison ni aucune esthétisation macabre. Le personnage de Baby Suggs incarne même une voix d’espérance ou de résilience : « Ici, disait-elle, là où nous résidons, nous sommes chair ; chair qui pleure et rit ; chair qui danse pieds nus sur l’herbe. Aimez tout cela. Aimez-le fort. Là-bas, dans le pays, ils n’aiment pas votre chair. Ils la méprisent. Ils n’aiment pas vos yeux ; ils préfèreraient vous les arracher. Pas plus qu’ils n’aiment la peau de votre dos. Là-bas, ils la fouettent. Et, ô mon peuple, ils n’aiment pas vos mains. Ils ne font que s’en servir, les lier, les enchaîner, les couper et les laisser vides. Aimez vos mains ! Aimez-les ! Levez-les bien haut et baisez-les. Touchez-en les autres, frottez-les l’une contre l’autre, caressez-vous-en le visage parce qu’ils n’aiment pas cela non plus. C’est vous qui devez aimer tout cela, vous ! Et, non, ils n’aiment aucunement votre bouche. Là-bas, dans la contrée, ils veilleront à ce qu’elle soit brisée et rebrisée. Les mots qui en sortent, ils n’y prêteront pas attention. Les cris qui en sortent, ils ne les entendront pas. Ce que vous y mettrez pour nourrir votre corps, ils vous l’arracheront et, à la place, vous laisseront des déchets. Non, ils n’aiment pas votre bouche. Vous, vous devez l’aimer. C’est de chair que je vous parle. D’une chair qui a besoin d’être aimée. » (Toni Morrison, Beloved – Partie 1, chap. 9, éd. 10/18, p. 127)
Bref, vous l’avez compris, je vous recommande très vivement la lecture de Beloved. Aussi bien pour son style que pour son propos, ce roman est indiscutablement une référence incontournable.
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.