Vous l’avez compris si vous nous suivez sur insta, il y a eu un petit thème ouzbek à ces vacances d’été. C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai donc découvert le roman Samarcande d’Amin Maalouf qui était 100% en phase avec mon voyage, au cours duquel je suis passé par cette ville d’Asie centrale.
J’ai beaucoup aimé le sujet de ce roman : l’histoire d’un livre légendaire, les Robaïyat écrits par Omar Khayyam au XIe siècle, leur disparition lors des invasions mongoles, leur réapparition à la fin du XIXe siècle en Perse, puis leur destruction dans le naufrage du Titanic en 1912 (je ne spoile rien, c’est dit dans la première phrase du prologue).
Divisé en quatre parties, ce roman nous fait revivre les différentes époques que le livre a traversées et nous entraîne sur la route de la soie. Avant de visitez l’Ouzbékistan, je ne connaissais qu’assez mal l’histoire de cette région et il faut dire que Samarcande est particulièrement clair et bien documenté à ce sujet. Le style en revanche m’a laissé sur ma faim. Pas que ce soit mal écrit – tout est très limpide – mais l’ensemble est un peu plat et on sent bien qu’un académicien français n’en est pas pour autant un grand écrivain (vous le verrez au fil des extraits que je vous proposerai dans cet article). C’est dommage, car avec du style, ce roman aurait eu toutes les qualités pour être un très grand livre.
En tous cas, j’ai adoré découvrir cette histoire (qui plaira à tout bibliophile et globe-trotter, j’en suis sûr) et je remercie mon amie Émeline qui a eu l’excellente idée de me la faire découvrir.
Samarcande, une histoire d’amour intemporelle
En nous racontant l’histoire d’Omar Khayyam, Amin Maalouf ne pouvait faire l’impasse sur sa grande histoire d’amour avec une poétesse de son siècle, qui lui inspira ses plus célèbres robaïyat. Mais à travers le thème amoureux, le texte ouvre des réflexions plus philosophiques et interroge la relativité du temps, thème central qui traverse à la fois la poésie de Khayyam et la narration romanesque.
Avant de rabattre son voile, elle l’a soulevé davantage, libérant un regard qu’Omar recueille, aspire, voudrait retenir. Instant indétectable pour la foule, éternité pour l’amant. Le temps a deux visages, se dit Khayyam, il a deux dimensions, la longueur est au rythme du soleil, l’épaisseur au rythme des passions.
Samarcande, Amin Maalouf (Livre I, Poètes et amants, chapitre V, p.36 – éd. Le Livre de Poche)
L’histoire de Samarcande ne se contente pas d’interroger la rareté de l’amour véritable. Sa réflexion met en lumière la condition des femmes dans la société de l’époque, où leur rapport au désir est souvent déterminé par l’obéissance, la contrainte ou la survie, plutôt que par le libre choix. En filigrane, Maalouf engage aussi une critique implicite des rapports de pouvoir dans les relations amoureuses.
Voyons la chose de près : si nous excluons les épouses qui s’ennuient, les esclaves qui obéissent, les filles des rues qui se vendent ou se louent, les vierges qui soupirent, combien de femmes reste-t-il, combien d’amantes rejoindront cette nuit l’homme qu’elles ont choisi ? Semblablement, combien d’hommes dorment auprès d’une femme qu’ils aiment, d’une femme surtout qui se donne à eux pour une autre raison que celle de ne pouvoir faire autrement ? Qui sait, peut-être n’y a-t-il qu’une amante, cette nuit, à Samarcande, peut-être n’y a-t-il qu’un amant. Pourquoi toi, pourquoi moi, diras-tu ? Parce que Dieu nous a faits amoureux comme il a fait certaines fleurs vénéneuses.
Samarcande, Amin Maalouf (Livre I, Poètes et amants, chapitre VI, p.43 – éd. Le Livre de Poche)

Sciences et poésie
Parfois, Maalouf met en lumière l’un des axes fondamentaux du roman : la tension entre savoir scientifique et création poétique, que l’on a trop souvent eu tendance à opposer dans la culture occidentale (où il y a les littéraires d’un côté et les scientifiques de l’autre). Mais Khayyam, qui était autant poète que scientifique, exprime une lucidité presque désabusée sur la nature éphémère des connaissances. Dans la bouche de Khayyam, la science perd sa prétention absolue pour rejoindre la poésie dans son rapport au mystère. Ce faisant, Maalouf esquisse une réflexion sur le rôle de l’artiste et du savant face au temps et à l’oubli, mais aussi sur l’esthétique de la connaissance, où le vertige des nombres et le murmure de l’univers deviennent une expérience poétique en soi.
Considérons les Anciens, les Grecs, les Indiens, les musulmans qui m’ont précédé, ils ont écrit abondamment dans toutes ces disciplines. Si je répète ce qu’ils ont dit, mon travail est superflu ; si je les contredis, comme je suis contamment tenté de le faire, d’autres viendront après moi pour me contredire. Que restera-t-il demain des écrits des savants ? Seulement le mal qu’ils ont dit de ceux qui les ont précédés. On se souvient de ce qu’ils ont détruit dans la théorie des autres, mais ce qu’ils échaffaudent eux-mêmes sera immanquablement détruit, ridiculisé même par ceux qui viendront après. Telle est la loi de la science ; la poésie ne connait pas pareille loi, elle ne nie jamais ce qui l’a précédé et n’est jamais niée par ce qui la suit, elle traverse les siècles en toute quiétude. C’est pour cela que j’écris mes robaïyat. Sais-tu ce qui me fascine dans les sciences ? C’est que j’y trouve la poésie suprême : avec les mathématiques, le grisant vertige des nombres ; avec l’astronomie, l’énigmatique murmure de l’univers. Mais, de grâce, qu’on ne me parle pas de vérité !
Samarcande, Amin Maalouf (Livre I, Poètes et amants, chapitre V, p.39 – éd. Le Livre de Poche)
Voilà une définition de la poésie et des sciences qui ne déplairait pas à Kutchuk Salmidanach, j’en suis sûr !
J’ai beaucoup aimé quand, au détour d’un chapitre, un détail linguistique devient un condensé de l’histoire des échanges intellectuels entre monde arabe, Espagne médiévale et Europe savante. J’adore quand la littérature intègre de petites anecdotes comme celle qui suit :
Pendant les mois qui suivent, il entreprend la rédaction d’un fort sérieux ouvrage consacré aux équations cubiques. Pour représenter l’inconnue dans ce traité d’algèbre, Khayyam utilise le terme arabe chay, qui signifie « chose » ; ce mot orthographié Xay dans les ouvrages scientifiques espagnols, a été progressivement remplacé par sa première lettre, x, devenue symbole universel de l’inconnue.
Samarcande, Amin Maalouf (Livre I, Poètes et amants, chapitre V, p.40 – éd. Le Livre de Poche)
Si on m’avait raconté les mathématiques ainsi quand j’étais élève, je suis sûr que cela m’aurait beaucoup plus intéressé ! Khayyam – et à sa suite Maalouf – sont comme des passeurs entre cultures et disciplines qui finissent par façonner notre quotidien intellectuel.
Un roman politique ?
Tout au long de son existence, Khayyam a fréquenté les hommes les plus puissants de son temps. J’ai particulièrement apprécié la manière dont il analyse la dichotomie entre l’exercice du pouvoir d’une part et sa conquête d’autre part, qui le conduit à refuser les postes les plus hauts placés qui lui ont été proposés. Le personnage revendique une éthique personnelle qui le place d’emblée en marge du jeu politique traditionnel, mais aussi dans une position d’impuissance face à un système fondé sur la lutte et la rivalité. Maalouf inscrit ainsi dans le roman une réflexion plus large sur la morale et le pouvoir, résonnant bien au-delà du contexte historique de Samarcande (et qui fait encore écho en 2025).
Dis-lui que les qualités qu’il faut pour gouverner ne sont pas celles qu’il faut pour accéder au pouvoir. Pour bien gérer les affaires, il faut s’oublier, ne s’intéresser qu’aux autres, surtout aux plus malheureux ; pour arriver au pouvoir, il faut être le plus avide des hommes, ne penser qu’à soi-même, être prêt à écraser ses plus proches amis. Et moi, je n’écraserai personne !
Samarcande, Amin Maalouf (Livre I, Poètes et amants, chapitre XIV, p.87 – éd. Le Livre de Poche)
Le roman met surtout en lumière un autre personnage, un anti-Khayyam en quelques sortes, qui s’appelle Hassan Sabbah (et que je connaissais seulement sous le surnom que lui a donné Marco Polo dans Le Livre des Merveilles, « le vieux de la Montagne », chef des Assassins, ignorant qu’il s’agissait d’un personnage qui avait réellement existé). Il cristallise les enjeux de la violence politique et de la logique asymétrique du pouvoir. Mais il illustre surtout l’un des thèmes récurrents du roman : la fragilité des puissants face à des formes de pouvoir plus discrètes mais plus redoutables, qui agissent par infiltration, conviction et sacrifice.
Hassan dispose ainsi d’un bouclier sans faille ; il tient, si l’on peut dire, l’arme défensive absolue. Avec ses tueurs dévoués, il possède également l’arme offensive absolue. Comment se prémunir, en effet, contre un homme décidé à mourir ? Toute protection se fonde sur la dissuasion, les hauts personnages, on le sait, s’entourent d’une garde à l’allure terrifiante faisant craindre à tout agresseur éventuel une mort inévitable. Mais si l’agresseur ne craint pas de mourir ? s’il est persuadé que le martyre est un raccourci vers le paradis ? s’il a constamment à l’esprit les mots du Prédicateur : « Vous n’êtes pas faits pour ce monde, mais pour l’autre. Un poisson aurait-il peur si on le menaçait de le jeter à la mer » ? si, de plus, l’assassin a réussi à s’infiltrer dans l’entourge de sa victime ? alors, il n’y aura plus rien à faire pour l’arrêter. « Je suis moins puissant que le sultan, mais je peux te nuire bien plus qu’il ne peut te nuire », avait écrit Hassan un jour à un gouverneur de province.
Samarcande, Amin Maalouf (Livre II, Le paradis des Assassins, chapitre XXI, p.141 – éd. Le Livre de Poche)
La deuxième moitié du roman déplace un peu le cadre du récit en se centrant sur des événements du début du XXe siècle qui mettent en scène un descendant du prophète de l’Islam. Par ce tour de passe-passe, Maalouf met en évidence des enjeux politiques, identitaires et civilisationnels qui sont encore en action aujourd’hui.
En Turquie, c’est pire. Ne suis-je pas l’invité officiel d’Abdel-Hamid, sultan et calife ? Ne m’a-t-il pas envoyé lettre sur lettre, me reprochant, comme l’avait fait le shah, de passer ma vie parmi les infidèles ? J’aurais dû me contenter de lui répondre : si vous n’aviez pas transformé nos beaux pays en prisons, nous n’aurions pas besoin de trouver refuge auprès des Européens ! Mais j’ai faibli, et me suis laissé duper. Je suis venu à Constantinople, et vous en voyez le résultat. Au mépris des règles de l’hospitalité, ce demi-fou me retient prisonnier. Dernièrement, je lui ai fait parvenir un message qui disait : « Suis-je votre invité ? Donnez-moi la permission de partir ! Suis-je votre prisonnier ? Mettez-moi des chaînes aux pieds, jetez-moi dans un cachot ! » Mais il n’a pas daigné me répondre. Si j’avais la nationalité des Etats-Unis, de la France, de l’Autriche-Hongrie, sans parler de la Russie ou de l’Angleterre, mon consul serait entré sans frapper dans le bureau du grand vizir et il aurait obtenu ma liberté dans la demi-heure. Je vous le dis, nous les musulmans de ce siècle, nous sommes des orphelins.
Samarcande, Amin Maalouf (Livre III, La fin du millénaire, chapitre XXVIII, pp.184-185 – éd. Le Livre de Poche)
Samarcande, un kaléidoscope de l’âme orientale
S’il y a bien une chose que j’ai ressentie en allant moi-même en Ouzbékistan, c’est que ce berceau de l’Islam est un carrefour d’influences multiples : turques, perses, mongoles et russes. Maalouf met surtout en lumière la richesse et la contradiction de l’âme persane, capable d’embrasser des postures apparemment inconciliables.
Je vous suis reconnaissant de m’arracher quelques instants à mes pénibles préoccupations. Le sujet que vous évoquez m’a toujours passionné. Avez-vous lu dans l’introduction de M. Nicolas, aux Robaïyat l’histoire des trois amis, Nizam-el-Molk, Hassan Sabbah et Omar Khayyam ? Ce sont des personnages fort différents, mais qui représentent chacun un aspect éternel de l’âme persane. J’ai parfois l’impression d’être les trois à la fois. Comme Nizam-el-Molk, j’aspire à créer un grand Etat musulman, fût-il dirigé par un insupportable sultan turc. Comme Hassan Sabbah, je sème la subversion dans toutes les terres d’islam, j’ai des disciples qui me suivraient jusqu’à la mort… […] Comme Khayyam, je guette les rares joies de l’instant présent et compose des vers sur le vin, l’échanson, la taverne, la bien-aimée ; comme lui, je me méfie des faux dévots. Quand, dans certains quatrains, Omar parle de lui-même, il m’arrive de croire que c’est moi qu’il dépeint : « Sur la Terre bariolée chemine un homme, ni riche ni pauvre, ni croyant ni infidèle, il ne courtise aucune vérité, il ne vénère aucune loi… Sur la Terre bariolée, quel est cet homme brave et triste ? »
Samarcande, Amin Maalouf (Livre III, La fin du millénaire, chapitre XXVIII, p.186 – éd. Le Livre de Poche)
Vous le voyez à travers ces quelques extraits, il y a de riches idées qui portent ce roman… mais vous constatez peut-être aussi comme moi que le style n’est pas d’une grande richesse. Dommage, pour une œuvre qui veut rendre hommage à l’un des plus grands poètes de tous les temps.
En tous cas, ce livre m’a donné envie de découvrir d’autres romans d’Amin Maalouf, donc il ne serait pas surprenant que je vous reparle de cet auteur un des ces jours sur Culture déconfiture. À ce propos, si vous avez déjà lu cartains de ses romans, lequel me conseillez-vous après Samarcande ?
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.