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Dans ces temps de malheur, à quoi bon des poètes ?

by Julien

« Dans ces temps de malheur, à quoi bon des poètes ? »

Sur cette question, oratoire et lapidaire, s’est clos le spectacle du Roi Lear d’Olivier Py auquel j’assistais le vendredi 13 novembre 2015. Point de salut. Les artistes n’avaient pas le cœur à cela. La réalité avait rejoint la fiction.

Le Roi Lear est l’une des plus belles tragédies de Shakespeare. J’en ai vu quatre versions jusqu’à aujourd’hui, et celle de Py fut probablement la plus violente. Sur le moment, je n’ai pas totalement apprécié le spectacle (la presse spécialisée l’a d’ailleurs majoritairement conspué, reprochant d’une part au metteur en scène un manque de maîtrise, un travail bâclé et tape-à-l’œil, et d’autre part aux acteurs un jeu criard et inaudible). Pourtant, depuis une semaine, je repense à ce spectacle dont les défauts semblent disparaitre et dont je garde des images fortes et un pessimisme profond.

Quelle est la fable ?

Lear, roi de Bretagne, abdique en faveur de ses trois filles et de leur mari. Chacune recevra un tiers du royaume et la plus large part sera donnée à celle des trois qui saura déclarer qu’elle l’aime le mieux. Les deux aînées font chacune part de leur affection dans un élogieux discours, peut-être trop flatteur pour être honnête. La cadette, Cordélia, préfère rester muette mais sincère. Pour avoir gardé le silence, Cordélia est désavouée, déshéritée et bannie.

Désormais sans royaume et sans pouvoir, Lear doit vivre à la cour de ses reines de filles. Mais celles-ci le rejettent tour à tour. Il ne reste rien de leur amour proclamé pour le roi Lear, que de l’ingratitude. Petit à petit, le royaume divisé sombre dans la guerre, une sanglante barbarie, et le vieux Lear dans la folie.

Les choix d’Olivier Py pour donner vie à cette tragédie ont été radicaux : moto noire, séances sado-maso, tuerie, amoncellement de cadavres, nudité, mitraillettes… Le mutisme de Cordélia est manifeste : un gros scotch noir est collé sur sa bouche (ses répliques sont prises en charge par un fou qui parle pour elle) et en lettres de néon géantes s’inscrivent ces mots au-dessus du plateau : « TON SILENCE EST UNE MACHINE DE GUERRE ». Incarnée par une magnifique danseuse classique, Cordélia n’existe plus que par la grâce de ses mouvements incompris.

La grâce ! Voilà ce qui est rare mais qui existe pourtant dans ce spectacle. Plusieurs spectateurs auront été choqués et quitté la salle à la vue du pauvre Tom nu. D’autres auront été gêné par le hurlement du texte qui perd parfois de son audibilité. Mais Le Roi Lear est une pièce qu’il faut voir ou qu’il faut lire parce qu’elle nous montre quelque chose d’important sur notre époque : notre impuissance à dire (l’inefficacité et la mise en doute de la vérité du langage) face notre tendance à la profusion de discours et d’images barbares (jusqu’à l’écœurement) qui ne signifient plus RIEN. Pour ne l’avoir pas compris, le roi Lear perd son royaume, qui s’effondre entièrement sur lui-même.

Bien que ce spectacle m’ait laissé sur des impressions mitigées, je commence une semaine après à me dire qu’il fera malgré tout partie de ceux que je retiendrai longtemps, non pas parce qu’il a été le meilleur ou le plus beau, mais parce qu’il m’a fait réfléchir et que, quelque part, il m’a aussi bouleversé. « Dans ces temps de malheur, à quoi bon des poètes ? » finit par demander Albany lorsque la lumière s’éteint enfin. Et cette question continue de résonner.

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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.

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1 comment

Allychachoo 20 novembre 2015 - 22 h 28 min

Quel bel article Julien… Tu me donnes envie de redécouvrir le Roi Lear, et surtout je me dis qu’un jour il faudra que j’aille le voir sur scène !

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