Dans la famille Karamzov, on connaissait les frères – immortalisés par Dostoïevski. Mais Dmitri, Ivan et Alexeï ont un aïeul, le père Karamazov, et c’est de lui dont il s’agit dans le seul en scène écrit et mis en scène par Céline Cohen. Hier soir, je suis allé à la Cave Poésie (dans le cadre du Festival de Caves) voir Régis Goudot donner corps et voix à ce personnage inquiétant…
L’inquiétant Père Karamazov
Dans Le Père Karamazov, Céline Cohen choisit de se concentrer sur une figure secondaire du roman de Dostoïevski pour en faire le cœur battant d’un seul en scène vertigineux. En s’emparant de la figure du père Fiodor (qui préfère ici qu’on l’appelle Raoul), Cohen déplace le regard sur ce monstre grotesque et pourtant étrangement humain. Ce n’est plus l’enquête autour de la mort du père, mais le père lui-même qui devient le centre du drame.
Un bouffon, un verre : plus rien à perdre. Il veut qu’on l’appelle Raoul. Il chante, danse, ricane, cabotine, aboie, se déverse, il joue sa peau, Raoul. Ses fils le haïssent, le monde l’oublie. Et cette plaie sur sa joue ? Son rire pète, mais son regard est aux aguets, comme si quelque chose ou quelqu’un devait arriver. Farce tragique, opéra du chaos. Il pourfend dogmes et certitudes à coups de rire et de démesure. Mais sous le grotesque, la beauté surgit. Tant qu’un bouffon osera tout dire, le monde tiendra debout, non ? Attention : avec lui, le politiquement correct reste à la porte…
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Un texte charnel et mordant
La langue de Céline Cohen est dense et charnelle, elle mêle trivialité comique, éclats de poésie brute et méditations philosophiques. Le personnage incarné par Régis Goudot balance entre le bouffon et le prophète, le jouisseur et le damné. Tour à tour abject, pitoyable ou dérisoirement lucide, il donne à entendre une voix intérieure qu’on n’imaginait pas dans le roman d’origine. Le texte, écrit pour la scène, ne cherche pas à imiter Dostoïevski : il s’en inspire librement, pour composer une parole neuve et actualisée. En effet, je ne me souvenais pas que Dostoïevski parlait de wokisme dans son roman. Pourtant, les anachronismes de ce nouveau texte ne dérangent pas, bien au contraire.
Une performance habitée
Seul en scène sous la voûte de la Cave Poésie, Régis Goudot offre une performance puissante, habitée jusqu’à l’excès. Le corps vouté, l’œil brillant, la voix râpeuse, il fait exister ce père déchu dans toute sa crudité. Son ombre projetée sur les briquettes de la cave lui donne des airs de vampire. Son maquillage blanc, les tâches de sang qui maculent son visage, l’éclairage en contre-plongée, évoquent un Beetlejuice dérangeant…
Loin de chercher la caricature, l’acteur explore les failles du personnage, les élans, les naufrages. On rit, on s’effraie, on compatit presque. La mise en scène, sobre et tendue, laisse toute sa place au jeu : un fauteuil, quelques accessoires, un espace nu où la parole suffit à tout faire surgir.
À la Cave Poésie, ce Père Karamazov donne un contrechamp inattendu au roman. Céline Cohen parvient à faire exister un Dostoïevski de plateau, traversé par la question du mal, de la liberté et de la responsabilité. Et si le Père, haï de tous, devenait notre miroir ? C’est tout le trouble et la force de ce spectacle : nous faire écouter celui que nous avions choisi de ne pas entendre.
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.