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La Prisonnière, Marcel Proust [CRITIQUE]

by Julien
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Ces derniers jours, j’ai poursuivi ma lecture du fameux roman de Marcel Proust A la recherche du temps perdu, avec le tome 5 intitulé La Prisonnière. Je dois dire que c’est l’un de mes grands réconforts en cette période de confinement que d’avoir enfin le temps nécessaire pour me plonger pleinement dans ce roman fleuve. Un temps long comme celui que nous traversons actuellement est idéal pour lire l’œuvre de Marcel Proust et regarder son univers se déplier au fil des pages.

Le mois dernier, je vous faisais part de mes impressions sur Sodome et Gomorrhe (le tome 4 de La Recherche) ; La Prisonnière en est la suite immédiate. Deux histoires d’amour contrariées sont au cœur de ce nouveau volume et sont racontées en parallèle : celle de M. de Charlus et du violoniste Morel d’une part, et celle du narrateur avec la belle Albertine d’autre part. Le tout s’articule autour d’un sentiment nouveau pour le jeune Marcel : la jalousie.

Dans Sodome et Gomorrhe, de nombreuses contradictions et des ambiguïtés dans le comportement d’Albertine avaient permis au narrateur de soupçonner chez elle une homosexualité secrète. Or, ne possédant aucune preuve concrète et Albertine étant experte dans l’art du mensonge et de la dissimulation, il était impossible pour Marcel de savoir si ses soupçons étaient ou non fondés. Ses incertitudes nourrissant ses inquiétudes, le narrateur décide donc d’installer Albertine dans son appartement parisien pendant l’absence de ses parents et de la surveiller (ou la faire surveiller) en toute occasion. En quelque sorte, il fait d’Albertine sa prisonnière.

Ce roman m’a particulièrement transpercé. Le personnage d’Albertine est tout simplement redoutable, mais la finesse avec laquelle le narrateur l’analyse est imparable. Le mensonge se loge dans les moindres paroles de la jeune fille, mais elle fait preuve d’un tel aplomb que le narrateur craint souvent de se tromper quand il la soupçonne d’infidélité. Pour un lecteur qui a vécu avec un menteur (ou une menteuse), les pages de confrontation entre Marcel et Albertine rappellent de très mauvais souvenirs mais permettent de déjouer avec clairvoyance les astuces du menteur et les mécanismes de la jalousie. Mais que peut-il sortir de bon d’une relation aussi toxique ? Il faut au moins le génie de Marcel Proust et son pouvoir d’alchimiste pour transformer une telle situation en chef-d’œuvre littéraire. N’empêche, ça donne sérieusement à réfléchir…

La Prisonnière est l’un des tomes les plus connus de La Recherche, non seulement pour ses qualités narratives et psychologiques, mais aussi parce qu’il contient plusieurs des passages les plus célèbres de l’oeuvre : la mort de Bergotte (l’extrait le plus connu, je pense, après celui de la madeleine trempée dans le thé), la mort de Swann (annoncée deux tomes plus tôt, dès la fin du Côté de Guermantes) et une soudaine prise de conscience du narrateur en ré-entendant la petite phrase de la sonate de Vinteuil lors d’un concert donné chez les Verdurin. Pour quelqu’un qui a connu tous ces passages à travers des manuels scolaires et des anthologies, c’est un régal de les redécouvrir enfin à leur juste place et de comprendre exactement le rôle majeur qu’elles jouent dans l’intrigue.

Comme d’habitude, le roman n’est pas exempt d’humour (c’est ce que je préfère chez Proust) et c’est encore au personnage de Charlus que l’on doit les passages qui m’ont le plus amusé. L’attitude du baron lors d’un dîner chez les Verdurin m’a particulièrement fait rire par son excentricité.

M. de Charlus était en train de donner son pardessus avec des recommandations d’habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait était un nouveau, tout jeune. Or M. de Charlus perdait souvent maintenant ce qu’on appelle « le Nord » et ne se rendait plus compte de ce qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu’il avait, à Balbec, de montrer que certains sujets ne l’effrayaient pas, de ne pas avoir peur de déclarer à propos de quelqu’un : « Il est joli garçon », de dire, en un mot, les mêmes choses qu’aurait pu dire quelqu’un qui n’aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce désir en disant, au contraire, des choses que n’aurait jamais pu dire quelqu’un qui n’aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son esprit était si constamment fixé qu’il en oubliait qu’elles ne font pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi, regardant le nouveau valet de pied, il leva l’index en l’air d’un air menaçant, et croyant faire une excellente plaisanterie : « Vous, je vous défends de me faire de l’œil comme ça », dit le baron, et se tournant vers Brichot : « Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez amusant », et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis, ne pouvant plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et lui toucha le bout du nez en disant : « Pif ». « Quelle drôle de boîte », se dit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron était farce ou marteau. « Ce sont des manières qu’il a comme ça, lui répondit le maître d’hôtel (qui le croyait un peu « piqué », un peu « dingo »), mais c’est un des amis de Madame que j’ai toujours le mieux estimé, c’est un bon cœur. »

La Prisonnière, Marcel Proust (édition Quarto Gallimard, p. 1773-1774)

Charlus est également un expert dans l’art du portrait et de la satire, et fait preuve d’une éloquence hilarante pour parler de sujets aussi variés que la bêtise d’une cousine, un thé dansant ou la laideur d’un service à café…

« Étiez-vous hier chez Éliane de Montmorency, mon cousin ? demandait Mme de Mortemart, désireuse de prolonger l’entretien. — Eh bien, mon Dieu non ; j’aime bien Éliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je suis un peu bouché sans doute », ajoutait-il avec un large sourire épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu’elle allait avoir la primeur d’une de « Palamède » comme elle en avait souvent d’« Oriane ». « J’ai bien reçu, il y a une quinzaine de jours, une carte de l’agréable Éliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency, il y avait cette aimable invitation : « Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendredi prochain à 9 h. ½. » Au-dessous étaient écrits ces deux mots moins gracieux : « Quatuor Tchèque. » Ils me semblèrent fort inintelligibles, sans plus de rapport, en tous cas, avec la phrase précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l’épistolier en avait commencé une autre par les mots : « Cher ami », la suite manquant, et n’a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie de papier. J’aime bien Éliane : aussi je ne lui en voulus pas, je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés de « quatuor tchèque », et comme je suis un homme d’ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l’invitation de penser à Madame de Montmorency le vendredi à 9 h. ½. Bien que connu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau — et le rire s’épanouit plus largement autour de M. de Charlus, qui savait qu’au contraire on le tenait pour l’homme le plus difficile à vivre — je fus en retard de quelques minutes (le temps d’ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop de remords, pensant que 9 h. ½ était mis pour 10, à dix heures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d’épais chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane comme elle me l’avait demandé, et avec une intensité qui ne commença à décroître qu’à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie, que j’ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu’elle sera contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout ensemble. « Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu’elle avait dépassé, et de beaucoup, le temps qu’on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld ? — Oh ! cela, c’est impossible, ils m’ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus importante à concevoir et à réaliser et qui s’appelle, si j’en crois la carte d’invitation : « Thé dansant. » Je passais pour fort adroit quand j’étais jeune, mais je doute que j’eusse pu, sans manquer à la décence, prendre mon thé en dansant. Or je n’ai jamais aimé manger ni boire d’une façon malpropre. Vous me direz qu’aujourd’hui je n’ai plus à danser. Mais, même assis confortablement à boire du thé — de la qualité duquel, d’ailleurs, je me méfie puisqu’il s’intitule dansant — je craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits peut-être que je n’étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d’omettre dans la conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu’il semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir, qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur leurs jambes à « faire la queue » les amis qui attendaient avec une épuisante patience que leur tour fût venu ; il faisait même des critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était responsable : « Mais, à propos de tasse, qu’est-ce que c’est que ces étranges demi-bols, pareils à ceux où, quand j’étais jeune homme, on faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche ? Quelqu’un m’a dit tout à l’heure que c’était pour du « café glacé ». Mais en fait de café glacé, je n’ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses à destination mal définie ! » Pour dire cela, M. de Charlus avait placé verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi prudemment son regard désignateur, comme s’il craignait d’être entendu et même vu des maîtres de maison. Mais ce n’était qu’une feinte, car dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment. « Et surtout plus de tasses à café glacé ! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu’elle ne les mette pas dans le salon, car on pourrait s’oublier et croire qu’on s’est trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. — Mais mon cousin, disait l’invitée — en baissant elle aussi la voix et en regardant d’un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui — peut-être qu’elle ne sait pas encore tout très bien… — On le lui apprendra. — Oh ! riait l’invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur ! Elle a de la chance ! Avec vous on est sûr qu’il n’y aura pas de fausse note.

La Prisonnière, Marcel Proust (édition Quarto Gallimard, p. 1804-1805)

J’ai vraiment hâte de poursuivre ma lecture d’A la recherche du temps perdu et de découvrir enfin où va mener cette quête existentielle. Il ne me reste plus que deux tomes pour arriver au terme de cette “recherche” : Albertine disparue – que je vais commencer dès aujourd’hui – et Le Temps retrouvé – que j’espère bien avoir fini avant de reprendre le chemin du travail !

Et vous, comment faites-vous pour que le temps passé en confinement ne soit pas du “temps perdu” ?

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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.

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